Les nombreux navigateurs qui sillonnent la « Grande Bleue » savent depuis des lustres que, si la navigation y est relativement facile, la météorologie représente une contrainte particulièrement difficile à appréhender. En effet, si les côtes sont majoritairement accores et les dangers très localisés, si les marées sont quasiment négligeables, si les courants ne sont à prendre en compte que dans des zones bien définies, la difficulté majeure vient d’une météorologie capricieuse, difficile à prévoir, pouvant représenter un réel danger par ses humeurs changeantes, soudaines, voire brutales.
Introduction
La Méditerranée est en effet une mer à part. Complètement cernée d’une alternance de reliefs montagneux et de plaines désertiques, de caps abrupts et de longues plages, parsemée de nombreuses îles aux vastes dimensions et aux côtes le plus souvent escarpées, elle subit les effets côtiers de fortes brises thermiques, de vents catabatiques, et de diverses phénomènes aérologiques locaux venant se combiner aux conditions météorologiques générales liées aux déplacements et conflits des masses d’air qui la balayent. Un vrai casse-tête pour les météorologues, et encore plus pour les navigateurs depuis Ulysse et les marchands Phéniciens !
Fort heureusement, la science météorologique a considérablement progressé, et des modèles à haute résolution permettent d’excellentes prévisions à moyen terme, c’est-à-dire à échéances de 3 à 4 jours. C’est parfaitement suffisant puisqu’on passe rarement plus de 48 heures en mer pour la traverser d’une côte à une autre. On pourra utilement utiliser le modèle ARPEGE à 4 jours de Météo-France qui couvre toute la Méditerranée avec une résolution de 6 milles nautiques. On complètera pour les courtes distances avec les modèles AROME à 36-42 heures et très haute résolution (1,5 MN), couvrant le bassin occidental de la France jusqu’au sud de la Sardaigne et des Baléares.
Pour la partie centrale et orientale, soit de la Mer Tyrrhénienne à la Turquie, on pourra utiliser les nombreux modèles WRF proposés par le site web OpenSkiron (¹) avec des résolutions allant de 12 km à 4 km. On n’oubliera pas de rester en veille à l’écoute des alertes radiophoniques locales concernant les phénomènes très localisés.
Parmi ces phénomènes, il en est un auquel on doit être particulièrement attentif, car extrêmement dangereux : le medicane.
Le medicane
Le terme « medicane » est la contraction de « Mediterranean Hurricane ». Les médicanes sont des dépressions subtropicales qui peuvent se former lorsque la mer en surface est fortement réchauffée en été, provoquant des vents de tempête et de fortes précipitations (²). Quand la température de l’eau dépasse ponctuellement les 25-26°C, celle-ci peut développer une énergie convective importante à la base d’une masse d’air chaude et humide, alimentant ainsi un système dépressionnaire avec des caractéristiques équivalentes aux cyclones tropicaux. Un œil est parfois visible et les phénomènes météo qu’ils provoquent sont particulièrement violents.
Ce sont en réalité des dépressions hybrides, animées par des processus de type « tropical » comme la libération de chaleur latente par la convection, et de type « extra-tropical » comme les contrastes thermiques horizontaux. De ce fait, on parle plus justement de « cyclones subtropicaux » car il ne s’agit pas d’ouragans au sens propre du terme.
Genèse des medicanes
(³) Les critères et états initiaux le plus souvent nécessaires pour la formation d’un système tropical sont les suivants :
- Température de la mer sous-jacente supérieure à 25-26°C sur une profondeur d’au moins 50 mètres.
- Masse d’air instable = forte CAPE (⁵)
- Forte humidité dans les basses et moyennes couches de l’atmosphère
- Début de perturbation préalable dans les basses couches au niveau de la mer
- Faible cisaillement (changement de force ou direction) de vent avec l’altitude
- Masse d’air froide sus-jacente dans les couches supérieures
Ces conditions initiales naissent assez souvent par l’arrivée sur la mer d’une masse d’air réchauffée par de fortes températures sur la terre, dans certains lieux propices du pourtour méditerranéen, et qui, poussée en mer par une conjonction de facteurs – orientation des champs de pression, vent synoptique, force de Coriolis, par exemple – se charge d’humidité sur une eau surchauffée à forte évaporation. C’est souvent observé entre les plaines du sud-est de l’Espagne et les Baléares, entre le Maghreb et la Sardaigne, ou encore entre la Libye et la Sicile ou la Grèce. Les risques sont accrus à partir du milieu de l’été jusqu’au début de l’hiver, période où la mer devient la plus chaude et le reste longtemps à cause de sa grande inertie thermique.
De plus en plus fréquents
Les medicanes ne sont pas des phénomènes nouveaux. On en observe épisodiquement depuis que les mesures par satellite existent. Jusqu’en 2015, on en recensait un tous les 2 à 5 ans en moyenne. mais depuis ces dernières années on a pu observer une augmentation de la fréquence des medicanes du milieu de l’été jusqu’à la fin de l’automne, ce qui vient confirmer la probabilité de plus en plus forte que ce phénomène devienne récurrent avec le réchauffement climatique, à l’image des épisodes pluvieux méditerranéens (épisodes cévenols).
La France a déjà connu ce phénomène par le passé. Le dernier date du 6 au 9 novembre 2011. « Rolf » a particulièrement touché le littoral du Var et des Alpes-Maritimes. Il est tombé 250 mm de pluie en moins de 48 heures vers Bormes-les-Mimosas, dont 115 mm en 12 heures seulement. Les rafales de vent ont atteint 85 noeuds à Saint-Raphaël et 83 noeuds à Hyères (⁴).
Plus récemment, la Grèce a été frappée dans la nuit du 18 au 19 septembre 2020 par les vents violents et les fortes pluies du medicane « Ianos ». Ceux-ci ont provoqué des inondations sur la partie sud du pays, du Péloponnèse au centre-est. Les vents les plus violents ont atteint en moyenne les 60 noeuds avec des rafales localement supérieures à 85 noeuds sur les îles Ioniennes et en particulier les îles Céphalonie, Leucade et Zante. Ce système a également provoqué des vagues de plus de 5 mètres au large. De plus, des pluies diluviennes ont accompagné cet épisode de mauvais temps avec de 100 à 200 mm relevés sur de vastes zones et localement jusqu’à 400 mm sur les contreforts des montagnes de la Grèce centrale et du Péloponnèse. Les dégâts pour la plaisance ont été considérables.
Du 11 au 15 novembre 2021 le medicane « Blas » a effectué une surprenante trajectoire dans le sud du bassin occidental, et d’une durée exceptionnelle de plus de 5 jours, avec des creusements de pression intermittents à mesure de sa trajectoire. Je n’ai malheureusement pas capturé la fin du phénomène. Mais il est remonté le long de la Sardaigne pour atteindre la Mer de Ligurie le 15 novembre, avec des rafales de 60 à 70 noeuds entre Corse et Côte d’Azur.
Comment prévoir et anticiper
Avec les modèles météo au format GRIB, il faut impérativement afficher la CAPE (⁵) pour mesurer le niveau d’instabilité de la masse d’air. Il faut également afficher les isobares avec un écartement réduit (2 hPa) avec un modèle comme AROME ou un WRF à 4 km. On peut ainsi mieux voir l’apparition d’un minimum dépressionnaire en cours de creusement et suivre la prédiction de son évolution. Attention, un modèle comme le GFS, même avec une résolution de 0,25°, n’est pas suffisamment pertinent pour voir ce type de phénomène. Par contre, le modèle ICON EU de la DWD allemande s’est révélé, pour le medicane Ianos, bien plus précis que le modèle ARPEGE, anticipant bien avant lui la puissance et le trajet réel de la tempête. Il convient donc, comme les plaisanciers les plus prudents l’ont fait, d’anticiper selon le modèle le plus pessimiste pour se mettre à l’abri.
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(¹) Open Skiron
(²) On parle aussi de T.M.S. (Tropical-like Mediterranean Storm).
(³) Source : Lionel Peyraud 8/11/2011
(⁴) Source : Keraunos
(⁵) CAPE : lire Prévoir les orages avec Weather4D
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